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Interview d’Elodie Lemaire, maître de conférences en sociologie à l’université d’Amiens
Elodie Lemaire est Maître de conférences en sociologie à l’Université de Picardie Jules Verne (CURAPP/UPJV-Amiens). Ses recherches s’inscrivent dans le domaine de la sécurité et de la justice. Elle a récemment mené une recherche à l’Institut des Sciences sociales du Politique (ISP/ENS-Cachan) sur les usages de la vidéosurveillance dans un contexte judiciaire d’administration de la preuve.
Elodie Lemaire est Maître de conférences en sociologie à l’Université de Picardie Jules Verne (CURAPP/UPJV-Amiens). Ses recherches s’inscrivent dans le domaine de la sécurité et de la justice. Elle a récemment mené une recherche à l’Institut des Sciences sociales du Politique (ISP/ENS-Cachan) sur les usages de la vidéosurveillance dans un contexte judiciaire d’administration de la preuve.
Peux-tu nous parler de ta recherche sur la vidéosurveillance et partager certains de tes résultats ?
Au point de départ de cette recherche, un questionnement. La vidéosurveillance est de plus en plus fréquemment présentée par les médias comme un outil susceptible d’aider les services judiciaires à résoudre les affaires. Cependant, on sait finalement peu de choses sur la portée réelle de cet « outil » dans la conduite et l’issue des dossiers judiciaires. Les enregistrements vidéo sont-ils utilisés par les enquêteurs dans leur travail d’enquête et sont-ils jugés probants par les magistrats ?
L’objet de la recherche a évolué au cours de l’enquête et les investigations ont finalement portées sur l’ensemble des acteurs concernés par la vidéosurveillance, comme les prestataires de sécurité privée, les pourvoyeurs d’enregistrements que sont les centres de sécurité urbaine ou les sociétés de transport, les enquêteurs et les magistrats. Toutefois, je peux donner des éléments de réponse à la question initiale. Une précision d’abord. Pour comprendre la contribution judiciaire de la vidéosurveillance, il faut dissocier son intérêt policier dans le travail d’enquête, de son intérêt probatoire dans la décision judiciaire.
Concernant les enquêteurs, deux résultats. Bien qu’ils soient rarement déterminants selon les policiers et les gendarmes, les enregistrements vidéo constituent une aide aux investigations en permettant de fermer des pistes, de fournir des indices, ou encore de produire des aveux. La vidéosurveillance est donc plus souvent un élément d’orientation qu’un élément déterminant, au sens probant. Deuxième résultat. Selon la nature (délinquance de voie publique / violence conjugale), les conditions (beaucoup d’affaires à traiter / peu d’affaires ; enquête en préliminaire / enquête de flagrance) de leur travail, mais aussi la gravité de l’infraction (crime / délit), les policiers recourent inégalement à la vidéosurveillance. Mobiliser les enregistrements est un « réflexe », une quasi routine déjà institutionnalisée, des services d’enquête qui ont en charge une faible quantité d’affaires criminelles et/ou de graves délits. Dans leur cas, la vidéo est plus une ressource qu’une injonction judiciaire. En revanche, l’intérêt des enquêteurs pour la vidéo diminue dans le cas où les policiers sont en charge d’un nombre important d’affaires délictuelles, où l’enjeu policier est faible. Les policiers n’ont ni le temps, ni la motivation de se donner tous les moyens de retrouver le suspect. Troisième résultat. La vidéo est loin d’être le seul élément sur lequel les policiers et les gendarmes s’appuient pour mener leurs enquêtes. Les dossiers qui reposent entre autres sur cet élément sont plutôt rares, y compris dans les services où les enquêteurs disent avoir le réflexe d’y recourir. Aussi, pour éviter de céder à la tentation de survaloriser l’usage de la vidéo, il faut la rapporter aux autres éléments dont disposent les enquêteurs dans chaque enquête, comme des témoignages, de l’ADN, des écoutes téléphoniques, et aux stratégies adoptées par les mis en cause, avouer ou contester les faits.
Concernant les magistrats, un résultat. Si la vidéo est considérée comme neutre, objective et classée parmi les preuves techniques et scientifiques, cela ne veut pas dire que toutes les bandes vidéo versées aux dossiers soient jugées probantes et mobilisées par les magistrats. Elles sont diversement appréciées et utilisées, selon les magistrats (substituts du procureur, juges d’instruction, juge), « ce qu’elles donnent à voir » (un visage, une silhouette, une plaque d’immatriculation, un modèle de voiture), les autres modes de preuve en présence, la stratégie adoptée par le mis en cause (aveux ou contestation), la nature de l’affaire, et la disponibilité du matériel nécessaire à leur exploitation. Par exemple, l’argumentation et la décision des magistrats ne reposent pas sur la vidéo lorsque l’enregistrement n’est pas contesté.
Peux-tu revenir sur la genèse de l’utilisation de la surveillance vidéo ?
La vidéosurveillance est utilisée depuis les années 1940 pour la gestion du trafic automobile. Il faudrait creuser, plus que je ne l’ai fait dans ma recherche, la question de la genèse, en s’intéressant notamment au rôle des compagnies d’assurances. Néanmoins, il est possible d’avancer trois évolutions depuis le début des années 1990, brossées à grands traits par les médias. Premièrement, l’augmentation du nombre de caméras de vidéosurveillance. Cette tendance est d’ailleurs mondialement observable, bien que chaque pays ne soit pas parvenu au même point de développement. Deuxièmement, la diversification des lieux d’implantation des caméras : voie publique, lieux de travail, immeubles d’habitation, commerces, transports en commun, établissements scolaires, domiciles, la liste est longue. Troisièmement, le perfectionnement technique des dispositifs, en particulier avec le passage de l’analogique au numérique. Sans remettre en cause ces évolutions, l’enquête permet d’apporter des nuances. En premier lieu, la diffusion de la vidéosurveillance n’implique pas que les dispositifs aient les mêmes caractéristiques techniques (caméras dédiées à la relecture de plaque, caméras fixes, motorisées, factices, etc.), que lui soient consacrées les mêmes ressources (surveillance en temps réel des vidéo-opérateurs, analyse en temps différé), et attribués les mêmes objectifs (dissuasif, répressif, etc.), selon les intérêts socio-politiques des utilisateurs mais également suivant le budget dont ils disposent. En second lieu, les capacités techniques des caméras sont relativisées par les ingénieurs que j’ai interrogés. Selon eux, les caméras ne sont pas toutes puissantes et souffrent de limites technologiques.
Tu as enquêté sur les fabricants et les installateurs de vidéosurveillance… Pourrais-tu revenir là-dessus également ?
Ce sont des acteurs qui méritent attention dans la mesure où, pour se doter d’un équipement de vidéosurveillance, il faut recourir aux ressources de la sécurité privée. On connait assez précisément les modalités d’émergence de ce secteur grâce aux travaux de Frédéric Ocqueteau. Cependant, les conditions concrètes dans lesquelles s’investissent et sont mobilisés les prestataires de sécurité dans un projet d’installation de vidéosurveillance sont relativement méconnues. C’est ce que j’ai cherché à comprendre. J’évoquerai trois résultats. Premièrement, les arguments mobilisés par les prestataires de sécurité ne visent pas à convaincre les clients, publics et privés, de l’intérêt de se doter d’un équipement de vidéosurveillance. Nul besoin, selon eux, de vanter les mérites d’un dispositif « admis par tous ». C’est sur l’optimisation du dispositif que la décision d’acheter aux fabricants ou aux distributeurs va se porter. Deuxièmement, les prestataires de sécurité n’ont pas tous intérêt à diffuser les mêmes représentations de la vidéosurveillance. Dans la mesure où les fabricants conçoivent et vendent des caméras, ils contribuent parce qu’ils en tirent profit, à véhiculer l’idée selon laquelle la vidéosurveillance est « toute-puissante ». En revanche, les installateurs qui assurent la pose des caméras, la mise en service et la maintenance, ont, eux, intérêt à faire prendre conscience des limites du dispositif pour éviter de s’attirer les foudres de leurs clients.
Pourrais-tu revenir sur la question de la vulnérabilité des systèmes de vidéosurveillance ?
C’est une des limites des dispositifs de vidéosurveillance avancée par les ingénieurs : celle qui porte sur la sécurisation des données. Bien que des contrôles d’accès soient mis en place, rien n’est plus simple que de falsifier les images sur un système vidéo, selon eux. Je me souviens d’une phrase prononcée par l’un d’entre eux qui résume assez bien cette idée. Il disait : « Il faudrait presque mettre des vidéos pour contrôler les vidéos ! ». Lorsque j’ai enquêté auprès des avocats, je m’attendais à ce qu’ils basent leur argumentation sur cette caractéristique de la vidéo. Mais, c’est un point intéressant, les avocats interrogés ne remettent pas en cause la fiabilité du dispositif en raison des facilités techniques de trucage. C’est sur la question de l’interprétation des enregistrements et des images que portent leurs arguments.
Quelles sont les manipulations et les dérives les plus fréquentes que tu aies observées dans l’usage que fait le secteur privé de la vidéosurveillance ?
Sur la question des usages de la vidéosurveillance, l’enquête confirme le décalage, déjà constaté par d’autres sociologues, entre les finalités affichées, généralement la réduction des actes délictuels et criminels ou la lutte contre l’intrusion, et les usages réels du dispositif, comme la surveillance des salariés. Les caméras implantées dans les bus et dans les villes par exemple ne visent pas exclusivement à réduire la délinquance. Les caméras de la ville sont également utilisées pour sécuriser les interventions de la police municipale et des services de la ville, pour gérer le trafic et pour vidéo-verbaliser. Dans les sociétés de transport, la vidéo est également utilisée pour sécuriser le conducteur et pour identifier « les brebis galeuses de l’entreprise », je cite le directeur d’exploitation d’une société de transport. En fait, la vidéosurveillance est mise au service des enjeux et des objectifs des acteurs qui la mettent en œuvre, comme la prévention, la sécurisation des employés et/ou le contrôle de leur travail.
Sur quoi reposent les résistances et les oppositions à la vidéosurveillance et d’où émanent-elles ?
Dans le débat public, la vidéosurveillance oppose « les partisans de la sécurité » aux « défenseurs des libertés », et divise les convaincus et les circonspects sur son efficacité. Sur mes terrains de recherche, j’ai retrouvé cette polarisation du débat. La mise en place des caméras piéton dans la police nationale, par exemple, n’a pas rencontré l’adhésion de tous les policiers. Certains avancent que les caméras piéton fournissent un moyen supplémentaire de contrôler leur travail, de « fliquer les flics ». Pour d’autres, l’utilisation des caméras signifie que leur parole ne suffit plus, qu’elle est décrédibilisée.
Cette question des « résistances » nécessite un long développement car elle soulève plusieurs questionnements (qui résiste et pourquoi ? sur la base de quels arguments ? quelles sont les ressources mobilisables et pertinentes pour s’opposer ? etc.) et mérite d’être analysée dans le temps long, dans la mesure où, pour le dire vite, les opposants d’hier peuvent devenir les promoteurs de demain.
Dans ma recherche, ce qui m’a particulièrement intéressée, c’est le travail social de persuasion, pour parler comme Hirschman, réalisé par les syndicats de police, mais aussi les responsables de la sécurité dans les sociétés de transport ou encore les élus locaux, pour légitimer et convaincre de l’utilité de la vidéosurveillance. Les syndicats de police par exemple ont conditionné la mise en place des caméras piéton par la préservation des marges de manœuvre des policiers : ceux qui portent une caméra piéton fixée à l’uniforme ont la latitude de la mettre en marche ou non. Parce que la vidéosurveillance est également sujette au désaveu des conducteurs de bus, le responsable de la sécurité interrogé s’ingénie lui à entretenir leur adhésion. À partir, entre autres, des échanges qu’il entretient avec les enquêteurs de police, il rédige des « notes d’info sécurité » et des « notes d’info justice » qu’il affiche au poste de commandement, lieu de passage des conducteurs, dans lesquelles il met en récit l’intérêt dissuasif et/ou répressif des vidéos installées dans les bus. Concernant les vidéos implantées dans les rues des villes, il est intéressant d’observer l’évolution des argumentaires des équipes municipales qui se succèdent. Dans la ville moyenne de province qui a fait l’objet de mes investigations, la vidéosurveillance était présentée comme un outil de prévention et de sécurisation des bâtiments communaux lors de sa mise en place. Aujourd’hui, elle est également associée à un outil de répression, utile aux services judiciaires pour conduire leurs enquêtes, par les élus. Ces diverses stratégies déployées pour convaincre de l’utilité de la vidéosurveillance montrent bien que la diffusion du dispositif ne veut pas dire pour autant qu’il ait fait ses preuves.
Pour toi, quels sont les risques les plus importants auxquels exposent un usage grandissant et la potentialité technique croissante de la vidéosurveillance ?
Ces questions ont été posées par des travaux qui structurent et alimentent un champ d’étude international : les Surveillance Studies. Pour le dire vite, les Surveillance Studies ont initialement focalisé leur attention sur les visées disciplinaires des nouvelles technologies, en s’inspirant de l’approche panoptique développée par Michel Foucault. Vue sous cet angle, la vidéosurveillance menacerait les libertés individuelles. La pertinence de ce paradigme fut progressivement remise en cause. Une approche renouvelée de la surveillance repose notamment sur l’idée que les technologies, à l’instar des dispositifs de vidéosurveillance, participent d’une vision moins totale de la population comme le suggère la métaphore du Panoptique, que d’une vision hautement sélective. Vue sous ce nouvel angle, la vidéosurveillance serait un moyen privilégié de tri social, de classification et de catégorisation des populations et des personnes à des fins d’anticipation et de gestion des risques, comme l’explique David Lyon. Pour ma part, il me semble intéressant et important de questionner l’apparente neutralité des dispositifs de vidéosurveillance, en réfléchissant à ce que les caméras saisissent - ceux qui sont saisissables - et aux présupposés constitutifs de la doctrine qui légitime leur utilisation. C’est-à-dire l’idée selon laquelle il est possible de prédire les risques, par des savoirs chiffrés, des cartographies, et de les réduire par le déploiement de dispositifs de prévention situationnelle et technologiques comme la vidéosurveillance.
Lille sous surveillance - Octobre 2015